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Cardinal J. RATZINGER : À propos de quelques objections à la doctrine et à la pastorale de l’Église vis-à-vis des fidèles divorcés remariés. 1998[1] 

La Lettre de la Congrégation pour la doctrine de la foi concernant la réception de la communion eucharistique de la part des fidèles divorcés remariés du 14 septembre 1994 a rencontré un grand écho en divers lieux de l’Église. À côté de nombreuses réactions positives, on a aussi entendu bon nombre de critiques. Les objections essentielles faites à la doctrine et à la pratique de l’Église sont présentées ci-dessous sous une forme par ailleurs simplifiée.

Certaines objections plus significatives – surtout la référence à la pratique, jugée plus souple, des Pères de l’Église, qui inspirerait la pratique des Églises orientales séparées de Rome, de même que l’invitation à recourir aux principes traditionnels de l’epikeia et de l’aequitas canonica – ont été étudiées d’une manière approfondie par la Congrégation pour la doctrine de la foi. Les articles des professeurs Pelland, Marcuzzi et Rodriguez Luño[2] ont été élaborés au cours de cette étude. Les résultats principaux de cette recherche, qui indiquent la direction d’une réponse aux objections avancées, seront également brièvement résumés ici.

 

  • Beaucoup estiment, alléguant divers passages du Nouveau Testament, que la parole de Jésus sur l’indissolubilité du mariage permet une application souple et ne peut pas être classée avec rigidité dans une catégorie juridique.

 

Quant à l’indissolubilité du mariage, certains experts ont avancé, de manière critique, que le Magistère citerait presque exclusivement une seule péricope – c’est-à-dire Mc 10, 11-12 – et ne tiendrait pas suffisamment compte d’autres passages de l’évangile de Matthieu et de la première lettre aux Corinthiens. Ces passages bibliques mentionneraient quelques « exceptions » à la parole du Seigneur sur l’indissolubilité du mariage, c’est-à-dire dans le cas de la porneia (cf. Mt 5, 32 ; 19, 9) et dans celui de la séparation pour raison de foi (cf. 1 Co 7, 12-16). Ces textes seraient des indications que les chrétiens se trouvant dans des situations difficiles auraient connu, déjà aux temps apostoliques, une application souple de la parole de Jésus.

 

On doit répondre à cette objection que les documents magistériels n’ont pas l’intention de présenter d’une manière complète et exhaustive les fondements bibliques de la doctrine sur le mariage. Ils laissent cette tâche importante aux experts compétents. Le Magistère souligne cependant que la doctrine de l’Église sur l’indissolubilité du mariage découle de la fidélité envers la parole de Jésus. Jésus définit clairement la pratique vétérotestamentaire du divorce comme une conséquence de la dureté du cœur de l’homme. Il renvoie – au-delà de la loi – au commencement de la création, à la volonté du Créateur, et résume son enseignement par ces mots : « Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas » (Mc 10, 9.) Avec la venue du Rédempteur, le mariage est donc ramené à sa forme originelle à partir de la création et soustrait à l’arbitraire humain, surtout à l’arbitraire du mari car, de fait, il n’y avait pas en réalité de possibilité de divorce pour la femme. La parole de Jésus sur l’indissolubilité du mariage est le dépassement de l’ancien ordre de la loi par l’ordre nouveau de la foi et de la grâce. C’est seulement ainsi que le mariage peut rendre pleinement justice à l’appel de Dieu à l’amour et à la dignité humaine, et devenir un signe de l’Alliance d’amour inconditionnel de la part de Dieu, c’est-à-dire un « sacrement » (cf. Ep 5, 32).

 

La possibilité d’une séparation, que Paul envisage en 1 Co 7, concerne les mariages entre un conjoint chrétien et un autre qui n’est pas baptisé. La réflexion théologique postérieure a clarifié le fait que seuls les mariages entre baptisés sont « sacrement », au sens strict du mot, et que l’indissolubilité absolue ne vaut que pour les mariages qui se situent dans le cadre de la foi dans le Christ. Ce que l’on appelle le « mariage naturel » a sa dignité à partir de l’ordre de la création et est donc orienté vers l’indissolubilité, mais il peut être dissous, dans des circonstances déterminées, en raison d’un bien plus élevé, en l’occurrence la foi. Ainsi, la systématisation théologique a classifié juridiquement l’indication de saint Paul comme « privilège paulin », c’est-à-dire comme possibilité de dissoudre, pour le bien de la foi, un mariage non sacramentel. L’indissolubilité du mariage vraiment sacramentel est donc sauvegardée ; il ne s’agit donc pas d’une exception à la Parole du Seigneur. Nous y reviendrons plus loin.

 

En ce qui concerne la compréhension correcte des clauses sur la porneia, il existe une vaste littérature avec beaucoup d’hypothèses diverses, même contradictoires. De fait, il n’y a pas, parmi les exégètes, unanimité sur cette question. Beaucoup pensent qu’il s’agit ici d’unions matrimoniales invalides et non pas d’exceptions à l’indissolubilité du mariage. En tout cas, l’Église ne peut construire sa doctrine et sa pratique sur des hypothèses exégétiques incertaines. Elle doit s’en tenir à l’enseignement clair du Christ.

 

  • D’autres objectent que la tradition patristique laisserait place à une pratique plus différenciée, qui rendrait mieux justice aux situations difficiles ; à ce propos, l’Église catholique pourrait apprendre quelque chose du principe d’« économie » des Églises orientales séparées de Rome.

 

On affirme que le Magistère actuel ne s’appuierait que sur un filon de la tradition patristique, mais non pas sur tout l’héritage de l’Église ancienne. Si les Pères s’en sont clairement tenus au principe doctrinal de l’indissolubilité du mariage, certains d’entre eux ont toléré, sur le plan pastoral, une certaine souplesse devant des situations particulières difficiles. Sur cette base, les Églises orientales séparées de Rome auraient développé plus tard, à côté du principe d’« acribie », de la fidélité à la vérité révélée, le principe de l’« économie », c’est-à-dire de la condescendance bienveillante, dans des circonstances particulières difficiles. Sans renoncer au principe de l’indissolubilité du mariage, elles permettraient, dans des cas déterminés, un deuxième et même un troisième mariage qui, par ailleurs, est différent du premier mariage sacramentel et est marqué du caractère de la pénitence. Cette pratique n’aurait jamais été condamnée explicitement par l’Église catholique. Le Synode des évêques de 1980 aurait suggéré d’étudier à fond cette tradition, afin de mieux faire resplendir la miséricorde de Dieu.

 

L’étude faite par le Père Pelland montre la direction où il faut chercher la réponse à ces questions. Pour l’interprétation des textes patristiques pris en particulier, l’historien reste naturellement compétent. Étant donné la difficulté de situer ces textes, les controverses ne s’apaiseront pas, même dans le futur. Du point de vue théologique, on doit affirmer :

 

  1. Il existe un clair consensus des Pères en faveur de l’indissolubilité du mariage. Puisque celle-ci découle de la volonté du Seigneur, l’Église n’a aucun pouvoir sur elle. C’est bien pour cela que, dès le début, le mariage chrétien fut différent du mariage de la civilisation romaine même si, dans les premiers siècles, il n’existait encore aucune réglementation canonique le concernant. L’Église du temps des Pères exclut clairement le divorce et un nouveau mariage, et cela à cause d’une obéissance fidèle au Nouveau Testament.

  2. Dans l’Église du temps des Pères, les fidèles divorcés remariés ne furent jamais admis officiellement à la sainte communion après un temps de pénitence. Il est vrai, en revanche, que l’Église n’a pas rigoureusement révoqué en tous les pays des concessions en la matière, même si elles étaient qualifiées de non compatibles avec la doctrine et la discipline. Il semble qu’il soit également vrai que certains Pères, par exemple Léon le Grand, ont cherché des solutions « pastorales » pour de rares cas limites.

  3. Par la suite, on en arriva à deux développements opposés l’un à l’autre :

  • Dans l’Église impériale, après Constantin, on chercha, à la suite de l’imbrication toujours plus forte entre l’État et l’Église, une plus grande souplesse et une plus grande disponibilité au compromis dans des situations matrimoniales difficiles. Jusqu’à la réforme grégorienne, cette tendance se manifesta aussi dans les milieux gaulois et germanique. Dans les Églises orientales séparées de Rome, ce développement se poursuivit au cours du second millénaire et conduisit à une pratique toujours plus libérale. Il existe aujourd’hui, en de nombreuses Églises orientales, toute une série de motifs de divorce, sinon même une « théologie du divorce », qui n’est, en aucune manière, conciliable avec les paroles de Jésus sur l’indissolubilité du mariage. Ce problème doit être absolument abordé dans le dialogue œcuménique.

  • En Occident, grâce à la réforme grégorienne, on retrouva la conception originelle des Pères. Ce développement trouva, d’une certaine manière, sa confirmation lors du concile de Trente et fut à nouveau proposé comme doctrine de l’Église par le concile Vatican II.

 

La pratique des Églises orientales séparées de Rome, conséquence d’un processus historique complexe, d’une interprétation toujours plus libérale – et qui s’éloignait toujours davantage de la Parole du Seigneur – de certains passages patristiques obscurs, influencée aussi à l’évidence par la législation civile, ne peut pas, pour des motifs doctrinaux, être assumée par l’Église catholique. À cet égard, il n’est pas exact d’affirmer que l’Église catholique aurait simplement toléré la pratique orientale. Certes, le concile de Trente n’a prononcé aucune condamnation formelle. Néanmoins, les canonistes médiévaux en ont parlé constamment comme d’une pratique abusive. De plus, il existe des témoignages selon lesquels des groupes de fidèles orthodoxes, qui devenaient catholiques, devaient signer une confession de foi avec mention expresse de l’impossibilité d’un second mariage.

 

  • Beaucoup proposent de permettre des exceptions à la norme ecclésiale, sur la base des principes traditionnels de l’epikeia et de l’aequitas canonica.

La réponse du cardinal Ratzinger a été citée au chapitre III : LA NULLITÉ DU MARIAGE.

 

  • Certains accusent le Magistère actuel d’involution par rapport au Magistère du Concile et de proposer une vision préconciliaire du mariage.

 

Certains théologiens affirment que, à la base des nouveaux documents magistériels sur les questions du mariage, on trouverait une conception naturaliste, légaliste, du mariage. L’accent serait mis sur le contrat entre les époux et sur le « ius in corpus ».
Le Concile aurait dépassé cette compréhension statique et décrit le mariage d’une manière plus personnaliste, comme pacte d’amour et de vie. Il aurait ainsi ouvert la possibilité de résoudre d’une manière plus humaine des situations difficiles. Développant cette ligne de pensée, certains spécialistes posent la question de savoir si on ne peut pas parler de « mort du mariage » quand le lien personnel de l’amour entre deux époux n’existe plus. D’autres soulèvent la vieille question si, en de tels cas, le pape n’aurait pas la possibilité de dissoudre le mariage.

 

Pourtant, quiconque a lu attentivement les récentes déclarations ecclésiastiques reconnaîtra que, dans leurs affirmations centrales, elles se fondent sur Gaudium et spes et que, par des traits totalement personnalistes, elles développent davantage, sur la trace indiquée par le Concile, la doctrine qui y est contenue. Il est cependant inadéquat d’introduire une opposition entre la visée personnaliste et la visée juridique du mariage. Le Concile n’a pas rompu avec la conception traditionnelle du mariage, mais l’a développée. Quand, par exemple, on répète continuellement que le Concile a remplacé le concept strictement juridique de « contrat » par le concept plus large et théologiquement plus profond de « pacte », on ne peut oublier à ce propos que même le « pacte » contient l’élément du « contrat », bien qu’il se situe dans une perspective plus large. Que le mariage aille bien au-delà de l’aspect purement juridique, enraciné qu’il est dans la profondeur de l’humain et dans le mystère du divin, en réalité cela a toujours été affirmé par le mot « sacrement », mais, certes, souvent cela n’a pas été mis en lumière avec la clarté que le Concile a donnée à ces aspects. Le droit n’est pas tout, mais il est une partie absolument indispensable, une dimension du tout. Il n’existe pas de mariage sans prescriptions juridiques, qui l’insèrent dans un ensemble global de société et d’Église. Si la réorganisation du droit après le Concile touche aussi le domaine du mariage, alors cela n’est pas une trahison du Concile, mais l’exécution de son mandat.

 

Si l’Église acceptait la théorie qu’un mariage est mort quand deux conjoints ne s’aiment plus, elle approuverait alors le divorce et ne soutiendrait plus l’indissolubilité du mariage que de manière purement verbale, mais non pas dans les faits. L’opinion selon laquelle le pape pourrait éventuellement dissoudre un mariage sacramentel consommé, qui a abouti de manière irrémédiable à un échec, doit donc être qualifiée d’erronée. Un tel mariage ne peut être dissous par personne. Lors de la célébration nuptiale, les époux se promettent la fidélité jusqu’à la mort.

 

En revanche, des études ultérieures approfondies sont nécessaires pour éclaircir la question si des chrétiens non croyants – des baptisés qui n’ont jamais cru ou ne croient plus en Dieu – peuvent vraiment contracter un mariage sacramentel. En d’autres mots, on devrait clarifier la question de savoir si vraiment tout mariage entre deux baptisés est ipso facto un mariage sacramentel. De fait, le Code lui-même indique que seul le contrat matrimonial « valide » entre baptisés est en même temps sacrement (cf. CIC, can. 1055, § 2). La foi appartient à l’essence du sacrement ; reste à éclaircir la question juridique, quant à savoir quelle évidence de « non-foi » aurait pour conséquence qu’un sacrement ne se réalise pas.[3]

 

  • Beaucoup affirment que l’attitude de l’Église dans la question des divorcés remariés est unilatéralement normative et non pas pastorale.

 

Toute une série d’objections critiques à l’encontre de la doctrine et de la pratique de l’Église concerne des problèmes de caractère pastoral. On dit, par exemple, que le langage des documents ecclésiaux serait trop légaliste, que la dureté de la loi prévaudrait sur la compréhension de situations humaines dramatiques. L’homme d’aujourd’hui ne pourrait plus comprendre ce langage. Jésus aurait prêté une oreille attentive aux besoins de tous les hommes, surtout de ceux qui étaient en marge de la société. Au contraire, l’Église apparaîtrait plutôt comme un juge qui exclut des sacrements et de certaines charges, des personnes blessées.

 

On peut sans doute admettre que, parfois, les formes d’expression du Magistère ecclésial n’apparaissent pas précisément comme facilement compréhensibles. Elles doivent être traduites par les prédicateurs et les catéchistes dans un langage qui corresponde aux diverses personnes et à leur milieu culturel respectif. Le contenu essentiel du Magistère ecclésial à ce sujet doit pourtant être maintenu. On ne peut l’atténuer pour des motifs que l’on estime « pastoraux », parce qu’il transmet la vérité révélée. Certes, il est difficile de faire comprendre les exigences de l’Évangile à l’homme sécularisé. Mais cette difficulté pastorale ne peut amener à des compromis avec la vérité. Dans sa lettre encyclique Veritatis splendor, Jean-Paul II a clairement repoussé les solutions prétendument « pastorales », qui sont en contradiction avec les déclarations du Magistère (cf. ibid., n° 56).

 

En ce qui concerne la position du Magistère sur le problème des divorcés remariés, il faut en outre souligner que les documents récents de l’Église unissent, de manière très équilibrée, les exigences de la vérité et celles de la charité. Si, par le passé, dans la présentation de la vérité, parfois la charité n’a pas resplendi suffisamment, à l’inverse le danger est grand aujourd’hui de se taire ou de compromettre la vérité au nom de la charité. Certes, la parole de vérité peut faire mal et être incommode. Mais elle est le chemin de la guérison, de la paix, de la liberté intérieure. Une pastorale qui veut vraiment aider les personnes doit toujours se fonder sur la vérité. Seul ce qui est vrai peut être aussi pastoral. « Alors, vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32).

 

[1]     Ce texte reprend la troisième partie de l’Introduction du cardinal Joseph Ratzinger au numéro 17 de la collection « Documenti e Studi », dirigée par la Congrégation pour la doctrine de la foi, Sulla pastorale dei divorziati risposati, LEV, Cité du Vatican 1998, p. 20-29. Les notes ont été ajoutées.

 

[2]     Cf. Angel Rodríguez Luño, L’epicheia nella cura pastorale dei fedeli divorziati risposati, ibid., p. 75-87 ; Piero Giorgio Marcuzzi, S.D.B., Applicazione di “aequitas et epikeia” ai contenuti della Lettera della Congregazione per la Dottrina della Fede del 14 settembre 1994, ibid., p. 88-98 ; Gilles Pelland, S.J., La pratica della Chiesa antica relativa ai fedeli divorziati risposati, ibid., p. 99-131.

 

[3]        Durant une rencontre avec le clergé du diocèse d’Aoste, le 25 juillet 2005, le Pape Benoît XVI a affirmé au sujet de cette question difficile : « la situation est particulièrement douloureuse pour les personnes qui se sont mariées à l’Église, mais qui ne sont pas vraiment croyantes et qui l’ont fait par tradition, puis ayant contracté un nouveau mariage non valide, se convertissent, trouvent la foi et se sentent exclues du Sacrement. Cela est réellement une grande souffrance, et lorsque j’étais Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, j’ai invité plusieurs Conférences épiscopales et spécialistes à étudier ce problème : un sacrement célébré sans foi. Je n’ose pas m’avancer en affirmant que l’on puisse trouver ici réellement un motif d’invalidité parce qu’il manquait une dimension fondamentale au mariage. Je le pensais personnellement, mais à la suite des discussions que nous avons eues, j’ai compris que le problème est très difficile et doit être encore approfondi ».

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